Projet d’article constitutionnel et de Loi fédérale relatifs à la recherche sur l’être humain (LRH)

M. le Conseiller fédéral
Pascal Couchepin
à l’attention de l’Office fédéral
de la Santé publique OFSP
3003 Berne

Fribourg, 29.5.2006

Monsieur le Conseiller fédéral,

Le 1er février 2006, le Conseil fédéral a ouvert la consultation sur le projet d´article constitutionnel et sur la loi fédérale relative à la recherche sur l´être humain. La CES tient à vous remercier d’avoir été consultée par votre Office fédéral. Nous avons mandaté les spécialistes de la Commission de Bioéthique de la CES de se pencher sur ce projet d’article constitutionnel et de loi fédérale.

Nous nous réjouissons d’intégrer les déterminations de ladite Commission comme pièce jointe de la présente lettre et vous prions d’agréer, Monsieur le Conseiller fé-déral, notre haute considération.

+ Amédée Grab OSB Abbé Agnell Rickenmann
Président Secrétaire général

Déterminations sur le

PROJET D’ARTICLE CONSTITUTIONNEL ET DE LOI FEDERALE RELATIFS A LA RECHERCHE SUR L’ETRE HUMAIN (LRH)

1) Introduction : la LHR ne répond pas aux principes de la Constitution (art. 7)
Le projet d’article constitutionnel et de loi fédérale (LRH) vise à réglementer la re-cherche sur l’être humain entendu au sens large, dans le domaine de la santé, avec une at-tention toute particulière à la recherche médicale et biologique. Il veut le faire de façon unitaire, exhaustive et transparente. Il faut saluer un tel projet cherchant à unifier les légi-slations multiples et les pratiques trop diverses, et à combler les lacunes existantes.

Cependant un but aussi audacieux exigerait davantage que des options pragmati-ques : il importe de s’appuyer sur une conception claire du rapport entre la dignité humaine et la liberté de la recherche, selon les principes de l’art. 7 Cst. Or la LRH ne répond pas aux exigences de cet art. 7 de la Constitution. Telle est la principale critique. Selon l’art. 7 Cst., « la dignité humaine est un principe suprême constitutif de l’ordre juridique », « le socle conceptuel des droits fondamentaux ». « Le principe de la dignité humaine pro-tège la valeur intrinsèque de l’être humain. » Le commentaire de la LRH pp. 9-10 et le commentaire de l’art. 118a Cst., p. 18 ne respectent pas ce principe. On lit (p. 18) : « Mais in fine, la teneur concrète de la dignité humaine est le fruit d’un consensus fondamental sans cesse renouvelé au sein de la société. » On ne peut tenir à la fois que la dignité est intrinsèque à la personne, et prétendre qu’elle est, concrètement, le fruit d’un consensus.

Au lieu de s’appuyer sur la dignité humaine, la LRH adopte donc une conception utilitariste de l’éthique médicale, une simple mise en balance de deux valeurs supposées antagonistes : la protection de la personnalité vs. la liberté de la recherche. Alors que la Constitution souligne la priorité de la dignité humaine, du fait que celle-ci constitue la condition de la liberté de recherche, et non une limitation, la LRH présente la protection de l’être humain comme une simple limitation à la liberté de recherche et un obstacle (Com-mentaire de la LRH p. 10, 1.2.1 : « Le projet de loi demande essentiellement une limitation de la liberté de la recherche là où des mesures s’imposent au regard de la protection de la personnalité »).

2) Principales options

La Commission de Bioéthique de la CES

2.1. salue le projet d’une réglementation exhaustive et transparente ;

2.2. s’étonne que la LCRS (Loi sur les cellules souches embryonnaires), originel-lement prévue pour être intégrée à la LRH, constitue une exception : le projet n’est donc plus unifiant ni exhaustif ; dès le début, il échoue dans son but premier : celui d’une régle-mentation exhaustive. Non seulement la recherche sur les cellules souches embryonnaires, mais l’ensemble de la recherche sur les embryons in vitro est écartée de la présente loi (cf. Rapport de la CNE sur « La recherche sur les embryons et les fœtus humains » n° 11/2006) ;

2.3. s’oppose à la vision utilitariste de la LRH, qui met en regard deux valeurs pré-sentées comme antagonistes (protection de la personnalité vs. liberté de recherche), se contentant d’un simple équilibre (bénéfice/risque), alors que la Constitution suisse accorde la primauté à la dignité humaine ;

2.4. accepte que certaines informations données à un sujet de recherche puissent être partielles, dans des cas exceptionnels, mais en aucun cas qu’elles puissent être trom-peuses, même pour des buts nobles (art. 10) ;

2.5. prétend qu’en aucun cas l’intérêt de la recherche puisse primer la dignité hu-maine, en autorisant des contraintes (même minimes) sur des personnes incapables de dis-cernement, sans bénéfice thérapeutique pour le sujet ;

2.6. constate que l’éthique de la LHR se réduit pratiquement à une évaluation du rapport bénéfices/risques dans toutes les situations ;

2.7. considère comme inadmissible de considérer comme « risque minime » pour un fœtus ce qui constitue pour lui un risque majeur (décès dû à une fausse couche), au seul motif que la probabilité qu’il advienne est minime. Une probabilité minime d’un risque majeur ne transforme pas ce dernier en risque minime ;

2.8. prend acte que le rôle des Commissions d’éthique est renforcé, mais refuse que la dimension éthique de ces Commissions d’éthique disparaisse : d’après la LRH, leur rôle se réduit en effet à une simple vérification de l’application de dispositions légales.

2.9. dénonce la stratégie ayant consisté à détacher la question de l’embryon in vitro de la LRH : la différence de statut entre embryon in vivo (dont la dignité est reconnue par la LRH) et embryon in vitro est inacceptable : elle suppose qu’un changement circonstan-ciel modifie la nature de l’embryon humain.

3) Art. 118a Cst.

1) La formulation actuelle de l’art. 118a, al. 1, particulièrement dans la version al-lemande qui commence par parler de la liberté de la recherche, pose mal les priorités : la dignité humaine est antérieure à la liberté de recherche et doit orienter cette dernière, voire la limiter. Ce point essentiel doit clairement apparaître dans la formulation :
Proposition : al. 1 : « La Confédération légifère sur la recherche sur l’être humain dans le domaine de la santé. Ce faisant, elle veille à assurer la protection de la dignité hu-maine et de la personnalité. » La suite est supprimée.

3) al. 2a : il n’y a aucune raison de renoncer au principe internationalement recon-nu, selon lequel la recherche sur l’être humain n’est autorisée que si le but recherché ne peut être obtenu par d’autres moyens. Il faut ajouter un point 3 qui stipule le principe de subsidiarité.

4) al. 2b : La recherche sur des personnes incapables de discernement ne doit être menée que lorsqu’on escompte un bénéfice pour sa santé (expérimentation thérapeutique).

5) al. 2c : Personne ne doit être contraint à un projet de recherche. Et cela sans ré-serve (cf. la Convention biomédicale signée par la Suisse en 1999).

4) LRH

Quelques propositions de modification :

Art. 1 : la dignité humaine est explicitement mentionnée, mais le Commentaire (pp. 9-12) n’en parle absolument pas. C’est incompréhensible, et place tout le projet dans une mauvaise perspective.
Proposition : art. 1, al. 1 : « La présente loi vise à protéger la dignité et la person-nalité de l’être humain dans le domaine de la recherche. » La suite est supprimée.

Art. 2 : Champ d’application. Etant donné la volonté exhaustive de la LRH, et que la recherche sur l’être humain est prise au sens large, rien ne justifie qu’on en écarte la LRCS. Pourquoi le fait-on ? Vraisemblablement parce qu’une telle intégration montrerait à l’évidence la contradiction entre les deux lois. Cette stratégie de découpage doit être dé-noncée, d’autant que la LRCS stipulait explicitement : « Il est néanmoins prévu, le moment venu, de fondre la loi fédérale relative à la recherche sur les embryons surnuméraires et les cellules souches embryonnaires, dans la loi fédérale concernant la recherche sur l’être hu-main et d’abroger celle-là au moment de l’entrée en vigueur de celle-ci » (Commentaire LRCS, 1.1, p. 12). La visée exhaustive de la LRH échoue dès le départ.

Art. 7, al. 3 : ajouter une mention qui se réfère à l’art. 49 de la loi sur l’Assurance-maladie, car les assurances-maladie ne doivent en aucun cas prendre en charge les frais occasionnés par la recherche. La mention explicite serait utile, car dans la pratique, c’est souvent une question soulevée dans l’analyse des protocoles de recherche.

Art. 10 : il n’est pas admissible d’autoriser une information « trompeuse ». Norma-lement en éthique, on n’est pas tenu d’informer un patient sur tous les éléments d’une thé-rapie ; analogiquement, une information, dans les cas exceptionnels prévus par l’art. 10, peut être volontairement incomplète, à condition que la recherche ne se fasse pas au détri-ment du patient. En revanche, rien n’autorise de mentir au patient. Le pragmatisme ne jus-tifie pas la volonté de tromper.

Art. 11 et art. 36 : le droit à ne pas être informé peut devenir problématique, lorsque dans le cadre d’une recherche on décèle une maladie dangereuse pour une troisième per-sonne (par ex. une maladie infectieuse mortelle comme le SIDA, etc.). Dans une pareille situation, la protection d’une tierce personne doit avoir la priorité sur le droit à ne pas être informé. Il faut donc que ces deux articles en tiennent compte dans une nouvelle formula-tion.

Art. 12, al. 1 : la personne peut en tout temps révoquer son consentement ; mais pourquoi ne pas ajouter « sans procédure particulière ni justification de son renonce-ment » ?

Art. 13 : le concept de « Missverhältnis » n’est pas clair en allemand. De même les concepts de « risques minimaux et contraintes », qui reviennent dans plusieurs articles, doivent être définis avec plus de précision.

Art. 14 : on peut être plus exigeant : si des événements surviennent, propres à com-promettre la santé ou la sécurité de la personne, la recherche doit être interrompue.

Art. 15 : il ne faut pas limiter la responsabilité aux dommages « matériels ».

Art. 16, al. 1 : si cela signifie qu’une attestation d’assurance n’est plus systémati-quement requise pour chaque protocole de recherche, c’est inadmissible.

Art. 19 : le principe d’indisponibilité de la personne implique l’interdiction de re-cherche sur les personnes incapables de discernement : « Nous estimons que chez les sujets qui sont dans l’incapacité réelle de donner leur consentement, propre à ceux qui n’ont pas encore ou ne pourront plus avoir l’usage de la raison, les expérimentations non thérapeuti-ques sont moralement inadmissibles. » (Sgreccia, Manuel de bioéthique, p. 683).

Art. 17 ss. : tout le chapitre 3) : vocabulaire : la LRH utilise la distinction entre « recherche offrant/n’offrant pas de bénéfice direct ». La terminologie n’est pas adéquate, car elle laisse entendre qu’il y a, pour le sujet de recherche, des bénéfices indirects. La lit-térature bioéthique utilise une terminologie plus précise : « expérimentation [dans un but] thérapeutique » et « [pure] expérimentation clinique ». On ne voit pas pourquoi la LRH se démarquerait de la terminologie usuelle.

Art. 27-31 : Section 4 : Recherche sur des femmes enceintes et sur des embryons et fœtus in vivo
Le commentaire du rapport explicatif 2.3.4. est très dangereux : « Bien que les fœtus in vivo ne soient pas considérés comme des personnes, la recherche les concernant est traitée – avec la recherche sur des femmes enceintes – dans le chapitre ‘Conditions supplémentaires applicables à la recherche sur des personnes particulièrement vulnéra-bles’ » (1.3.3.2, 1.4.3.1.). La raison en est qu’à défaut de femme enceinte et du consente-ment de celle-ci, ce type de recherche n’existerait pas. Il ne fait cependant aucun doute que le cas de la femme enceinte, en tant que telle, doit figurer dans le cadre de ce chapitre. » (p. 95).

Ainsi donc, sans aucune argumentation ni aucun motif, on dénie a priori l’être-personne au fœtus in vivo. On lui donne le statut de simple appendice dépendant de la mère. La décision appartient seulement à la mère, par autodétermination. Une telle position est une façon d’éviter la responsabilité d’un chapitre consacré à la « Recherche sur l’embryon in vivo », qui devrait faire face à des positions éthiques explosives. C’est juste-ment pour cette raison que, selon nous, il est nécessaire d’élaborer un chapitre sur les em-bryons et les fœtus (on notera que la chirurgie fœtale ne porte pas sur une « chose » mais bien sur une « personne »).

Les remarques suivantes portent néanmoins sur le texte tel qu’il est proposé actuel-lement :

Art. 29 : l’article est utilitariste. Il faut le reformuler : « Un projet de recherche thé-rapeutique ne peut être réalisé sur la femme enceinte que si les risques pour l’embryon sont minimes ; une probabilité de fausse couche n’est pas un risque minime. – Un projet de re-cherche thérapeutique sur l’embryon ne peut être réalisé que si le rapport entre risques et bénéfice est proportionné. »
Le commentaire de cet article (p. 96, § 2.3.4.3.) montre qu’il y a confusion dans la notion d’acte à double effet : on confond mise en balance utilitariste et volontaire indirect.
(a) Dans le cas (formulation actuelle de l’art. 29) où il y a bénéfice pour la mère, il ne suffit pas, comme dans la formulation actuelle de l’art. 29, de mettre dans la balance utilitariste les risques et bénéfices, mais de juger de la recherche comme on le fait pour une thérapie : le bien escompté est visé directement, mais on accepte une conséquence indirecte inévitable, laquelle n’est pas un moyen mais une conséquence (= doctrine du volon-taire indirect) : ici on accepte un risque, minime, pour le fœtus.
(b) En revanche si le risque ou le dommage causé au fœtus est le moyen du bénéfice pour la mère (simple mise en balance utilitariste), alors la re-cherche n’est pas justifiée.

Art. 30 : En cas de non-bénéfice direct pour le fœtus (recherche non thérapeutique).

La notion de risque minime est ambiguë. On confond :
(a) risque minime dans l’étendue du dommage (comme en p. 93, § 2.3.2.2., exemple d’une plaie chez un enfant) ;
(b) probabilité minime d’un événement conduisant à un dommage majeur (fausse couche).
On ne peut logiquement combiner ces deux risques (probabilité et réalité) pour dire que « le risque global pour le fœtus reste minimal ».

Ajouter à l’art. 30, let. a : « les risques et les contraintes inhérents au projet sont tout au plus minimes pour l’embryon ou le fœtus et la probabilité d’un risque majeur (fausse couche) est quasiment inexistant. »

Art. 47 : Pour éviter que des personnes extérieures accèdent aux données des bio-banques, il faudrait ancrer dans la loi un « secret de la recherche » (modèle allemand).

Art. 53, al. 1 : Proposition : compléter et modifier : « Si un conjoint existe ou si le père biologique est connu, son consentement est aussi nécessaire. » Cette phrase vaut aussi pour les al. 2 et 3.

Art. 55 : Pour une réutilisation d’embryon et de fœtus, il faut formuler de claires limitations. Le simple renvoi aux art. 42-44 ne suffit pas.

Art. 56-76 : Rôle et compétences des commissions d’éthique
Le projet de loi renforce le rôle et les compétences des commissions d’éthique, mais leur ajoute une mission de surveillance, qui implique des ressources supplémentaires. Cette mission de surveillance n’est certainement pas bienvenue : c’est à l’autorité, canto-nale, de jouer ce rôle.

Par ailleurs, les comités d’éthique doivent conserver un rôle éthique, et non seule-ment un rôle d’application des règlements.

C’est pourquoi les Commissions d’éthique doivent être composées de profession-nels, en médecine bien sûr, mais en éthique aussi, et non seulement de personnes « formées en éthique » comme le suggère la LRH.

Art. 69, al. 2 : variante cantonale
La variante cantonale est meilleure. La variante fédérale implique de fait la sup-pression des Commissions d’éthique pour les cantons non-universitaires ou périphériques.
La solution la meilleure consiste à conserver les Commissions d’éthique cantonales, mais à assurer une meilleure coordination (ce qui est en train de se réaliser sur un plan suisse).

Quant à la Commission d’éthique unique, désignée en cas d’études multicentriques, il serait judicieux de prévoir un modèle cantonal, avec coordination, et de laisser les Com-missions organiser un tournus pour que ce ne soient pas toujours les mêmes commissions qui jouent ce rôle de la commission unique :
a) cela est important pour assurer l’expérience des diverses commissions, qui doivent pouvoir traiter beaucoup de dossiers ;
b) les grandes études multicentriques permettent un meilleur autofinancement des commissions, qui doit être équitable ;
c) cela éviterait de surcharger les Commissions d’éthique des centres uni-versitaires.

Art. 72 : registre
Cet article est particulièrement bienvenu.

Conclusion
La Commission de Bioéthique de la CES pense que le projet d’article constitu-tionnel et le projet de loi concernant la recherche sur l’être humain doivent être com-plètement reconsidérés, et repensés de manière que la protection de la dignité hu-maine et de la personnalité soit posé comme le principe directeur, auquel tous les au-tres principes sont subordonnés.

Fribourg, le 15 mai 2006